Dans le cadre de notre rubrique Donnons la parole à la relève scientifique, Annabelle Berthiaume souhaite nous partager avec nous ses recherches sur la gentrification dans les quartiers populaires des grandes villes du Québec et les défis d’interventions des organismes communautaires.

Annabelle Berthiaume est doctorante à l’École de travail social de l’Université McGill. Ses recherches portent sur les transformations des politiques sociales dans le champ « enfance famille » au Québec, qu’elle observe du point de vue de l’intervention communautaire. En 2018, avec le soutien de LOJIQ, elle a fait un stage de recherche au Collegio Carlo Alberto di Moncalieri à Turin en Italie durant 16 semaines. Elle a pu débuter l’analyse de ses données de recherches et rencontrer des experts dans le domaine.

Quels sont les défis ?

La gentrification désigne l’arrivée de populations plus aisées financièrement ou possédant un capital culturel différent dans les quartiers populaires de villes comme Montréal ou Québec. Les gentrificateurs ne sont pas nécessairement très riches : ce sont aussi des artistes, des étudiants, des familles des classes moyennes qui s’installent dans ces quartiers à la recherche d’un logement abordable à proximité des attraits de la ville. Néanmoins, les impacts de leur arrivée dans les quartiers populaires sont nombreux, à commencer par la pression qui s’exerce sur le prix des loyers et, à terme, l’éviction de celles et ceux qui y ont grandi. On se souvient également de la perte des mesures alimentaires dans une quinzaine d’écoles primaires à Montréal en raison de la gentrification. L’amélioration des données statistiques dans les quartiers de ces écoles autrefois évalués comme très « défavorisés » a entrainé la fin des repas chauds à 1 $ pour les élèves les plus pauvres.

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Les observations de la gentrification selon Annabelle

Ma recherche doctorale m’a permis d’observer les effets de la gentrification dans un autre espace : les organismes communautaires. Destinés à jouer les intermédiaires entre les parents et la communauté, ces organismes offrent des activités gratuites ou à faible coût visant à soutenir le développement des enfants et des compétences parentales. On retrouve ces organismes à travers le Québec, sous différentes appellations « maison de la famille », « carrefour familial », etc. Durant mon doctorat, j’ai effectué une enquête ethnographique dans un quartier de Montréal, qui m’a donné l’occasion d’observer les impacts de l’arrivée de familles « gentrifiantes » dans ces organismes.

Contrairement au contexte scolaire, où la mixité est « imposée » par l’affectation des enfants à leur école (publique) en fonction du code postal, les organismes communautaires sont fréquentés sur une base volontaire par les familles. Les familles adoptent alors différentes trajectoires dans les organismes des quartiers en voie de gentrification qui se caractérisent par certaines préférences et des styles de vie qui marquent les différentes catégories sociales.

Les familles « gentrifiantes »

Ainsi, on peut observer que les familles « gentrifiantes » sont plus nombreuses à participer à certaines activités en particulier, dont plusieurs sont créés pour répondre à leurs besoins, par exemple, des cours de cuisine pour préparer des purées à la maison, des cours de portage ou de massages pour bébé. Elles inscrivent en grand nombre leur enfant à l’école alternative ou dans des projets particuliers, soutiennent des initiatives de réduction des déchets dans les écoles ou les garderies, et sont moins hésitantes à participer à des activités de moyenne ou de longue durée. Elles s’impliquent également bénévolement dans les services qu’elles fréquentent.

Les trajectoires des familles plus pauvres ou marginalisées dans les organismes communautaires sont généralement bien différentes de celles du 1er groupe. Celles-ci sont moins connotées par l’idée de « choix » et d’engagement bénévole. Les familles plus pauvres ou marginalisées fréquentent les organismes, notamment, pour y chercher de la nourriture ou des vêtements. Elles se retrouvent également dans les moments informels, les repas partagés et les haltes-répits. Mais leur intérêt pour les nouveaux ateliers est plutôt mitigé. La présence de mères « gentrifiantes » dans ceux-ci est parfois intimidante et tend à les éloigner, plutôt silencieusement. D’autres ne s’y retrouvent tout simplement pas. Cette distance est d’ailleurs observée par des mères elles-mêmes « gentrifiantes », qui se sentent parfois de trop dans les organismes qu’elles fréquentent.

Il y a bien sûr des contre-exemples : les trajectoires des familles dans les organismes sont aussi influencées par les liens dans le voisinage, l’ouverture des parents à la mixité ou les contraintes de temps, notamment. Mais ces brèves observations permettent d’entrevoir un certain nombre de défis pour l’intervention en contexte de gentrification. Elles rendent compte, entre autres, que la gratuité ou la quasi-gratuité des activités dans les organismes communautaires est insuffisante pour maintenir leur accessibilité, une réalité que bien des intervenants reconnaissent déjà. Mais les moyens mis en place pour éviter la mise à distance des familles plus pauvres ou marginalisées sont peu nombreux.

Comment faire alors pour garder intéressées les familles les plus pauvres ou marginalisées du quartier dans des services qui leur sont pourtant destinés ? Comment éviter de reproduire les mécanismes d’exclusion ou de discrimination en intervention ? Il y a là tout un chantier de recherche et d’expérimentation qui doit s’ouvrir pour le travail social et l’intervention, qui se retrouve aux premières loges de la gentrification.

 

Réf. : Berthiaume, A. (à paraitre). Mixer le social ? Intervention et exercice de la parentalité dans un contexte de gentrification à Montréal, Lien social et politiques, no85

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