Dans le cadre de notre rubrique Donnons la parole à la relève scientifique, Laurent Bellemare nous entretient sur l’introduction de la culture musicale Gamelan au Canada.

Laurent Bellemare est un étudiant de Maîtrise en musique (option Musicologie) à la Faculté de Musique de l’Université de Montréal, sous la direction de Jonathan Goldman. Son sujet de thèse porte sur l’évolution du gamelan (musique traditionnelle de l’Indonésie) au Canada et ses retombées sur la composition contemporaine. Il a été soutenu par LOJIQ lors de son séjour d’études au Graduate Institute of Ethnomusicology de la National Taiwan Normal University (NTNU) à Taiwan de septembre 2019 à janvier 2020.

Témoignage

« Gamelan » est un mot indonésien aux significations plurielles. Il peut référer tant aux instruments de musiques traditionnels de la région qu’au groupe de musiciens qui en fait usage. Le terme englobe un éventail de cultures musicales complexes et variées mais dont le dénominateur commun est l’utilisation de percussions et de gongs. On trouve de tels orchestres dans plusieurs régions de l’Indonésie, notamment sur les îles de Java et Bali. L’utilisation du gamelan remonte à plusieurs siècles et a façonné les mondes religieux et séculaires de cette région maritime. Les musiques produites par ces ensembles accompagnent tantôt la danse, tantôt le théâtre de marionnettes, en passant par divers rituels. Dans le monde occidental, le gamelan s’est fait connaître à partir du 19e siècle via les nombreuses expositions universelles qui ont façonné la conscience populaire. Plus d’un siècle après la rencontre mythique du compositeur français Claude Debussy avec la musique du gamelan ouest-javanais à l’Exposition universelle de Paris de 1889, le gamelan est aujourd’hui bien établi dans les facultés de musique de nombreuses universités partout au monde.

Témoignage Larent Bellemare jeune chercheur atelier de Gamelan

I Wayan Suweca et l’Atelier de Gamelan à l’hiver 1988, Université de Montréal.

Au Canada, la présence d’orchestres de gamelan dans les institutions d’enseignement supérieures est également le legs d’un tel événement. Si plusieurs compositeurs canadiens étaient déjà bien familiers avec les musiques javanaises et balinaises, c’est l’Exposition spécialisée de Vancouver en 1986 qui a cimenté ce lien entre le Canada et l’Indonésie dans la scène culturelle. Pendant plus de six mois, les visiteurs pouvaient y entendre un répertoire varié de musiques et danses présentées quotidiennement au pavillon de l’Indonésie. Ces concerts étaient assurés par un groupe résident de musiciens invités, spécialement conçu pour les besoins de l’Exposition. Les activités du pavillon de l’Indonésie ont ainsi fourni le contexte idéal pour l’organisation du premier festival international de gamelan, lors duquel des experts de partout au monde se sont côtoyés à travers conférences et concerts mettant à l’honneur le gamelan indonésien. Au terme de ces quatre jours, une entente a été conclue entre l’ambassadeur indonésien H.E Adiwoso Abubakar et deux universités canadiennes afin que celles-ci puissent garder les instruments de musique utilisés pour l’événement. José Evangelista et Martin Bartlett, qui représentaient respectivement l’Université de Montréal et la Simon Fraser University lors de l’Exposition, ont été les maillons nécessaires à l’obtention des gamelans pour leur institution mère.

Gamelan Giri Kedaton interprète la pièce « Satrieng Lumaku » d’I Made Terip en 2019, Montréal

Ainsi, des programmes d’enseignement du gamelan ont été ouverts à Montréal et à Vancouver, dès la rentrée de 1987. L’Université de Montréal a hérité de deux orchestres balinais complets, alors que la Simon Fraser University a obtenu l’orchestre javanais avec lequel ses étudiants avaient déjà pu se familiariser lors de l’Expo 86. Les traditions musicales de Java et Bali étant fort différentes, Montréal et Vancouver s’ancraient donc déjà dans des cultures distinctes. À Montréal, l’Atelier de gamelan s’est nourri du savoir de professeurs balinais invités de 1987 jusqu’à 1995. Ces années formatrices ont permis l’émergence d’un groupe avancé d’étudiants qui porte aujourd’hui le nom de Giri Kedaton, ensemble en résidence de la Faculté de Musique. Ce groupe se spécialise notamment dans le répertoire virtuose du Gong Kebyar, dont la musique rapide et flamboyante est à l’image de la danse qui l’accompagne. Pour sa part, le gamelan de la Simon Fraser University s’est développé avec l’apprentissage du style aristocratique javanais, dont le système de notation musicale chiffrée et les techniques d’improvisation complexes contrastent avec sa texture sereine et ses tempi plus lents. Avec la multiplication des orchestres présents dans la ville de Vancouver, un noyau dur d’experts s’est formé et œuvre aujourd’hui sous la bannière de la Vancouver Gamelan Community. Comme ces deux communautés attirent de nombreux compositeurs et compositrices, le type de gamelan enseigné dans chaque institution a une influence notoire sur la direction musicale que prennent les nouvelles compositions canadiennes pour gamelan.

Gamelan Alligator Joy (Vancouver Gamelan Community) interprète la pièce « Mode of Attunement » de Michael O’Neil en 2018, Vancouver

Cependant, qui parle d’institutionnalisation du gamelan ne parle pas nécessairement d’une première apparition au pays. Effectivement, plus de quatre ans avant l’Expo 86, un groupuscule torontois avait déjà eu l’initiative indépendante de former un ensemble gamelan. L’Evergreen Club Contemporary Gamelan, fondé en 1983 par Jon Siddal, est un ensemble de chambre se spécialisant en musique contemporaine. Faisant usage d’un gamelan ouest-javanais, cet ensemble se distingue des autres par son indépendance face aux institutions d’enseignement. Leurs activités s’inscrivent plutôt dans les réseaux professionnels de la création musicale canadienne. Leur musique négocie les commandes d’œuvres originales avec l’interprétation du répertoire ouest-javanais, hybridant au passage une panoplie de genres musicaux avec le gamelan.

Evergreen Club Contemporary Gamelan interprète la pièce « In Between » d’Ana Sokolovic en 2012 à Montréal

Ce sont les activités de cet ensemble pionnier, ainsi que les communautés universitaires formées peu après, qui ont créé le précédent nécessaire à l’élaboration d’une véritable culture du gamelan au Canada. Presque quatre décennies plus tard, on recense des ensembles de gamelan de l’Alberta jusqu’à la Nouvelle-Écosse. À l’échelle internationale, l’Expo 86 a été le déclencheur d’une tradition de festivals internationaux de gamelan. Ces rassemblements célébrant la richesse de l’héritage musical indonésien continuent de traverser le monde d’année en année.

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